Ouverture de la conférence internationale sur l’impunité et la justice équitable en Côte d’Ivoire

28 fév 2013

Ouverture de la conférence internationale sur l’impunité et la justice équitable en Côte d’Ivoire

Allocution du Représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies pour la Côte d'Ivoire, ONUCI: Albert Gérard Koenders
Yamoussoukro, 21 Février 2013


Excellence, Monsieur le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, des Droits de l'Homme et des Libertés Publiques,
Excellence, Monsieur le Président de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation,
Monsieur le Gouverneur du District autonome de Yamoussoukro,
Monsieur le Préfet de la région du Bélier, Préfet du département de Yamoussoukro,
Monsieur le Procureur général près de la Cour d'Appel d'Abidjan,
Monsieur le Procureur Militaire,
Monsieur le Commissaire du Gouvernement,
Mesdames, Messieurs les Représentants du corps diplomatique,
Monsieur l'Expert Indépendant sur la situation des droits de l'homme en Côte d'Ivoire,
Madame la Déléguée de la Commission Africaine des droits de l'Homme et des Peuples,
Monsieur le Délégué de la Commission Internationale des Juristes,
Monsieur le Représentant du Centre international de Justice transitionnelle,
Mesdames et Messieurs les participants à la présente Conférence Internationale sur l'impunité et la Justice équitable,
Honorables invités, Mesdames, Messieurs,

C'est un grand plaisir pour moi de prendre la parole devant cette auguste assemblée. Nous sommes réunis ici à l'Hôtel Président, dans le cadre de la conférence sur l'impunité et la justice équitable en Côte d'Ivoire. Le choix de ce thème est particulièrement judicieux dans le contexte actuel de la Côte d'Ivoire et je saisis cette opportunité pour remercier l'expert indépendant, les organisateurs de cette conférence pour l'initiative, en collaboration notamment avec le Gouvernement et la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation, avec la contribution de la familles des Nations Unies avec la contribution des différentes organisations régionales et internationales.

Je ne doute pas un instant que les participants internationaux et nationaux, grâce à leurs expériences respectives et à leur engagement pour la cause de la justice, mèneront une réflexion approfondie sur cette problématique complexe et feront des recommandations concrètes et pertinentes susceptibles de permettre à la Côte d'Ivoire de continuer ses progrèsvers une paix et une réconciliation durables.
Les problématiques que nous allons aborder au cours de cette rencontre sont par nature extrêmement complexes. L'histoire de toute nation est teintée par la manière dont nous abordons ces questions. Je viens des Pays-Bas. Dans mon pays, comme à travers tout le continent européen, l'expérience de conflits violents engendrant un grand nombre de victimes a conduit à des débats très émotionnels sur l'équilibre délicat à atteindre entre la réconciliation et la justice.
Ces débats ont souvent engendrédes tensions, au niveau des élites politiques, et ceux qui ont souffert le plus se sont parfois sentis laissés pour compte. Encore aujourd'hui, soixante-huit ans après la fin de la seconde guerre mondiale, ces questions refont surface, par moment. Après la chute du mur de Berlin – et dans un contexte différent – les questions d'impunité et de réconciliation ont de nouveau été abordées et ont eu des conséquences importantes sur les transitions démocratiques des pays européens concernés.
Au cours de ma carrière professionnelle, j'ai aussi travaillé dans des pays comme le Mozambique et le Guatemala, pays qui ont traversé des guerres civiles qui ont fait des centaines de milliers de morts. La réponse que ces deux pays ont apporté aux questions de justice et d'impunité diffère de l'un à l'autre. L'ancien dictateur du Guatemala, Rios Montt, est aujourd'hui devant la justice guatémaltèque, presque trente ans après les faits, poursuivi pour génocide et crimes contre l'humanité. Au Mozambique, on a fait appel à la justice traditionnelle,plutôt qu'à des poursuites judiciaires plus formelles.
De ces expériences, j'ai tout d'abord appris que chaque conflit est unique, que les guerres affectent les populations de manière distincte et les différents systèmes de justice sont plus ou moins efficaces et légitimes en fonction des pays et des situations.
Si un pays n'emprunte pas le bon chemin, celui approprié à son histoire, sa culture et les attentes de ses citoyens, le risque d'un retour à la violence est grand. Cela signifie aussi que les solutions ne peuvent pas être imposées de l'extérieur ; la communauté internationale peut seulement apporter son soutien aux acteurs locaux pour un processus inclusif en phase avec les besoins du pays.
C'est d'ailleurs il me semble un des rôle principaux de cette conférence – mettre à la disposition des autorités, de la société civile et des populations ivoiriennes, la meilleure expertise possible afin que les ivoiriens eux-mêmesdécident de l'équilibre qu'il souhaite atteindre et mettre en place entre réconciliation et justice équitable, pour tous, indépendamment des appartenances politiques ou ethniques.
Un contexte local et des réalités locales ne signifient pas qu'il n'existe pas de valeurs universelles. La communauté internationale, et la Côte d'Ivoire en tant que membre à part entière de cette communauté, a accepté il y a déjà de nombreuses années les principes de justice impartiale, de lutte contre l'impunité, de réconciliation et de coexistence pacifique des populations. Je suis intimement convaincu qu'il ne peut y avoir de paix durable si l'impunité n'est pas fermement combattue et si les auteurs de violations graves des droits de l'homme ne sont pas traduits devant les juridictions nationales et non nationales compétentes. C'est en brisant le cercle vicieux de l'impunité et en promouvant une justice équitable que l'on aboutira à rompre le cercle vicieux de la violence.
Je voudrais à cet égard saluer l'engagement de son Excellence Alassane Ouattara, le Président de la République, et de son Gouvernement, et noter l'ensemble des mesures prises et structures mises en place pour lutter contre l'impunité des crimes d'un passé récent. Je pense ici particulièrement à la Commission Nationale d'Enquêtes dont les recommandations doivent être mises en œuvre car elles ont le mérite d'établir les responsabilités au sein des deux forces protagonistes de la crise postélectorale. Je mentionnerai ensuite la Cellule Spéciale d'Enquêtes, et tout le travail abattu au niveau du Tribunal militaire et celui des autres juridictions nationales. La récente ratification, par l'Etat Ivoirien, du Statut de Rome relatif à la Cour Pénale Internationale, devenant ainsi le 122e Etat Partie au Statut, est une mesure forte et concrète – en plus de représenter un symbole important.
Quant à la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR), elle va bientôt entamer la phase cruciale de la recherche de la vérité pour laquelle les populations, en particulier les victimes, seront mises à contribution. Ces populations attendent légitimement de la CDVR qu'elle propose une feuille de route pour sortir définitivement la Côte d'Ivoire de la grave crise dans lesquelles elle a été plongée pendant plus d'une dizaine d'années. Cette Commission a certainement les capacités réelles d'explorer des voies multiples et originales, à même de promouvoir la réconciliation. Et Je remercie le président de la CDVR, Charles Konan Banny, pour la coopération avec le Système des Nations Unies.
Enfin, j'apprécie sincèrement les initiatives de la société civile dans sa diversité d'expression qui a un rôle important à jouer, ici en Côte d'Ivoire comme partout dans le monde, dans la lutte contre l'impunité et la promotion d'une justice équitable. Beaucoup d'organisations font un travail remarquable, comme par exemple le Rassemblement des Acteurs Ivoiriens des Droits Humains (RAIDH) qui vient de publier un rapport sur les violations des droits de l'homme commises en Côte d'Ivoire entre septembre 2002 etmai 2011. Ce rapport vient en complément à d'autres rapports d'enquêtes précédents, publiés par d'autres organisations nationales et internationales.C'est également crucial aujourd'hui de voir la grande représentativité des associations de femmes pour la lutte contre la violence faites au femmes.
Toutes ces initiatives sont à féliciter et à encourager. L'interaction entre le Gouvernement, la société civile, et les partenaires internationaux doit être renforcée afin que les intérêts des victimes qui réclament justice et réparation puissent demeurer au cœur du processus de justice. La transparence et un climat politique apaisé sont essentiels pour promouvoir ces débats.
Excellences, Mesdames, Messieurs,
Malgré les progrès réalisés grâce aux efforts des uns et des autres, d'importants défis restent à relever dans le chantier de la lutte contre l'impunité. Il serait peut-être opportun que cette auguste assemblée se penche sur certaines des questions soulevées par le Conseil de Sécurité dans la résolution 2062 de juillet 2012 qui engage la Côte d'Ivoire et qui me donne le mandat, en tant que Représentant Spécial du Secrétaire-General, de soutenir les efforts du gouvernement et autres acteurs impliqués pour aboutir à des progrès concrets dans ce domaine.

Permettez-moi de lire le paragraphe 10 de la résolution 2062 :
Le Conseil de Sécurité :
« 10. Souligne qu'il faut d'urgence prendre des mesures concrètes pour promouvoir la justice et la réconciliation à tous les niveaux et de tous les côtés, notamment en faisant participer activement les groupes de la société civile,l'objectif étant de remédier aux causes profondes des crises que connaît la Côte d'Ivoire, préconise d'appuyer les mécanismes de justice transitionnelle, notamment la Commission Dialogue, vérité et réconciliation, qui devrait adopter un programme global et de grande envergure et intensifier les activités qu'elle mène à l'échellelocale dans tout le pays, souligne l'importance que revêtent l'obligation de rendre compte et l'impartialité de la justice, y compris grâce aux travaux de la Commission nationale d'enquête, pour une réconciliation durable en Côte d'Ivoire, se félicite de l'adoption par le Gouvernement ivoirien d'une stratégie nationale pour le secteur de la justice, et exhorte le Gouvernement ivoirien à prendre des mesures concrètes pour prévenir les violences intercommunautaires et y réagir en essayant de dégager un large consensus national sur la façon de régler les questions d'identité et de propriété foncière; »

J'ajoute les paragraphes 12 et 13 :
Le Conseil de sécurité,
« 12. Prie instamment le Gouvernement ivoirien de veiller le plus rapidementpossible à ce que, quels que soient leur statut ou leur appartenance politique, tousles auteurs de violations graves des droits de l'homme ou d'atteintes au droitinternational humanitaire, en particulier celles commises pendant la crisepostélectorale en Côte d'Ivoire, soient traduits en justice, comme le lui imposent sesobligations internationales, et à ce que tous les détenus soient informés de leur statuten toute transparence et engage le Gouvernement ivoirien à continuer de coopéreravec la Cour pénale internationale; »
Finalement,
« 13. Demande à l'ONUCI, dans la mesure où cela est compatible avec sesattributions et responsabilités, de continuer à appuyer les efforts déployés auxniveaux national et international pour traduire en justice les auteurs de violationsgraves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises enCôte d'Ivoire, quels que soient leur statut ou leur appartenance politique.»

Quand je lis ces paragraphes de la résolution du Conseil de Sécurité, voici ce qu'il me semble être les phrases clés : (i) 'promouvoir la justice et la réconciliation à tous les niveaux et de tous les côtés' ; (ii) promouvoir ceci, 'le plus rapidement possible' ; et (iii) 'quel que soit le statut ou l'appartenance politique'. La perception existe encore chez quelques acteurs que des arrestations ont été faites surtout d'un côté du spectre politique. Il est donc d'autant plus important que les débats des prochains jours aident à définir de manière plus précise et concrète ce que 'le plus rapidement possible' veut dire (quel est le temps nécessaire? Pour les réformes, quel est le temps crédible) et aussi quel serait le soutien international approprié et avec quel niveau de transparence. La population attend beaucoup : à l'heure actuelle, elle ne sait pas toujours où ces processus en sont et tout conseil que vous, experts, pourriez apporter sur l'équilibre que pourrait trouver la Côte d'Ivoire entre ces questions de justice, de réconciliation, et pardon serait d'une très grande utilité.

Le Conseil de Sécurité a aussi mentionné deux cas spécifiques récents, l'attaque dusite de personnes déplacées de Nahibly, et celle à Para en juin dernier où sept casques bleus ont péri alors qu'ils accomplissaient leur mandat de protection des civils. Dans ces cas, comme dans tous les autres, et quelle que soit leur gravité, il est crucial de rendre justice aux victimes qui appartiennent d'ailleurs peut-être à différents côtés du spectre politique, mais justement, ce qui est essentiel c'est une justice pour tous. Les personnes déplacées du site de Nahibly et les citoyens de Para attendent de comprendre comment elles ont pu être victimes d'attaques de cette nature, au grand jour, et en présence de nombreux témoins. Le Conseil de Sécurité a souligné qu'il souhaitait vivement que toute la lumière soit faite sur ces événements, que les responsabilités des auteurs de ces violations graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire soient clairement établies, et que les coupables soient punis conformément à la loi. Nous sommes prêts à soutenir les efforts du Gouvernement pour éclaircir ces cas. Et je félicite le gouvernement des initiatives prises récemment pour promouvoir ces dossiers importants.
Dans toutes ces situations, les rôles respectifs de l'amnistie et du pardon sont mentionnés. Si une loi d'amnistie est toujours possible – et ce n'est pas à moi de prendre position sur ce sujet – permettez moi simplement de noter qu'elle doit cependant être conforme aussi bien au droit international des droits de l'homme et humanitaire qu'à la pratique et la coutume internationale qui exclut une amnistie touchant les crimes graves, à savoir les crimes de guerre, les actes de génocide, les crimes contre l'humanité et d'autres violations graves des droits de l'homme.L'équilibre entre justice, réconciliation, et pardon est un des enjeux clé du débat devant vous aujourd'hui et demain, y inclus les débats sur les libérations provisoires comme le Gouvernement et la justice ont fait récemment.
Excellences, Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de conclure cette allocution en réaffirmant que l'ONUCI restera aux cotes du Gouvernement et de la société civile, de la population dans son ensemble, et appuiera, dans la mesure de ses moyens, toutes les initiatives allant dans le sens de la lutte contre l'impunité et la promotion des droits de l'homme, de la femme et des enfants, et d'une justice équitable pour tous. Je souligne ici de nouveau l'importance de processus transparents qui se déroulent aussi dans des délais raisonnables.
Je vous invite à des échanges fructueux et constructifs. Je souhaite plein succès à la conférence et je formule le vœu que vos recommandations et leur mise en œuvre vont contribuer à renforcer la route déjà prise par le Gouvernement et les acteurs ivoiriens de manière significative pour le combat permanent contre l'impunité des crimes.
Je vous remercie pour votre aimable attention.
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